L'ÉTANÇON DE JAQUE PEITRET

Le rez-de-chaussée de l'hôtel de ville d'Arles est recouvert par une grande voûte qui est véritablement, on peut le dire, un fin travail, tant les pierres en sont bien jointes et bien liées les unes aux autres.

Le maître maçon qui la bâtît, en 1675, était un Arlésien nommé Jacques Peitret. On dit que, quand il fut à la veille d'achever son travail, les consuls de la ville lui cherchèrent des difficultés pour le paiement.

Alors, Jacques Peitret commença à planter u nfort étançon dans le milieu de la salle et le disposa de telle sorte que la voûte semblait retenue seulement par cet étançon. Quand il eut fait cela, il s'en alla et personne ne sut plus ce qu'il était devenu.

Les consuls de la ville vinrent pour reconnaître le travail ; mais en voyant l'étançon, ils allèrent s'imaginer que Maître Jacques, honteux de ne pas pouvoir l'enlever, s'était enfui pour qu'on ne lui fit point la huée. Alors on fit trompetter par places et carrefours qu'on donnerait à qui voudrait enlever l'étançon une belle somme d'argent.

Il ne manquait point de maçons, et des plus forts, qui vinrent voir la tâche ; mais quand ils avaient bien examiné les choses, tous tombaient d'accord que l'étançon ne pouvait s'enlever sans faire écrouler la voûte.

- Qu'on me compte l'argent et j'enlève l'étançon fit alors un vieux pauvre qui s'avança, plié dans une mauvaise cape. Les maçons et les consuls avaient l'air de se moquer de lui ; mais une fois qu'il tint l'argent, le pauvre entra fièrement sous la voûte et jetant au loin sa cape en haillons :

- Consuls d'Arles, fit Jacques Peitret (car c'était lui), que ceci vous apprenne à ne jamais marchander le travail des bons ouvriers, et surtout quand vous n'y entendez rien !

Alors d'un coup de pied, il fit sauter l'étançon et la voûte, solide et inébranlable, s'épanouît toute belle sur la tête des consuls stupéfaits.

Traduction de Pierre Dévoluy