JEAN DE LA VACHE

I
L'anné du gros hiver, que le Rhône se figea et que le froid tua tout, les pauvres gens souffrirent beaucoup.
Jean de la Vache et sa mère qui demeuraient en bastide n'avaient plus rien pour manger, ni pour eux ni pour leur vache. Alors la vieille dit à son fils :
« Jean, il te faudra aller vendre la vache.
Mère, j'irai... Et combien en demanderai-je ?
Oh ! vois-tu, ne la laisse pas à moins de cent écus. Quoiqu'elle soit un peu maigre, c'est encore une bonne bête. Elle vaut bien ce prix. »
Jean de la Vache partit donc de son mas, poussant la vache devant lui, et s'en alla chercher fortune :
Il marche, et marche...
II
Comme il passait près des frères mineurs, dont le couvent était sur le chemin, il se trouva que l'abbé de ces religieux se promenait devant la porte en lisant son bréviaire.
« Père, lui cria Jean, ne voudriez-vous pas acheter une vache ? Je vous la donne pour cent écus...
Une vache ! Une vache ! répondit le prieur (qui était un gros farceur), tu veux sans doute dire une chèvre ?...
Cent écus une chèvre ! C'est un peu cher !
Que parlez-vous de chèvre, et puis de chèvre ? dit Jean. Vous ne voyez pas que c'est une vache ?
Ça, une vache ? lui répliqua le moine en sortant sa tabatière, mais je crois que tu veux rire ? Pour une chèvre, certes, c'est une belle chèvre, mais jamais de la vie tu ne la feras passer pour une vache.
Ah ! elle est forte, cria Jean, celle-là est forte ! Mais, sacré nom d'été, me prenez-vous donc pour un imbécile ?
Combien voulez-vous parier que c'est une vache ?
Je te parierai, dit le prieur, ce que tu voudras... Et, tiens, nous n'irons pas plus loin ; nous allons faire juger la chose par les frères du couvent : s'ils affirment que c'est une vache, je te la paie cent écus, mais s'ils disent que c'est une chèvre, comme c'est la vérité, tu perds la chèvre et l'argent.
Soit ! dit Jean. Pétard de nom de mille, il faut voir si je suis idiot ou si je le deviens : je tiens le pari. »
Cela dit, ils entrent au couvent, poussant la vache devant eux.
III
Le père prieur, sans faire semblant de rien, donne le mot à ses confrères et, quand les moines sont rassemblés, il leur parle ainsi :
« Frères, voici un homme qui nous veut vendre cette bête. Seulement nous ne sommes pas d'accord sur la nature de l'objet ; il prétend que c'est une vache, et moi je maintiens que c'est une chèvre.
Ho ! est-il possible ? répliquent les moines en éclatant de rire. Regardez les cornes et les mamelles : pour une chèvre, certes, c'est une belle chèvre...
Mais jamais personne ne dira que c'est une vache.
Eh ! bien, dit le prieur, tu entends ?
Les frères te condamnent, tu as perdu le pari... Frères, enfermez la chèvre.
J'ai perdu, dit Jean. Sacré tonnerre de pas Dieu, de milliards de noms de grand coquin de diable ! J'ai perdu ma belle vache !... Eh bien, maintenant je suis joli ! Moi ! quelle réprimande va me faire la vieille ; et elle n'aura pas tort !... »
IV
Et le pauvre Jean de la Vache, sot comme un panier troué, à son mas s'en retourna sans vache et sans argent.
« Ces flibustiers, ces brigands de moines, que le tonnerre les crève, dit-il à sa mère ; ne m'ont-ils pas fait jouer ainsi et puis ainsi, et ne m'ont-ils pas volé ma vache ! »
Et, de fil en aiguille, en trépignant et jurant, il lui raconta l'aventure.
« Va, va ! console-toi, mon pauvre Jean, dit la vieille. Ils ne l'emporteront pas en paradis, nous leur rendrons oeil pour oeil, et dent pour dent...
Ecoute-moi bien ; sais-tu ce qu'il faut faire ? Il te faut t'habiller en dame. Ecoute-moi bien ; mettre sous ta robe un gourdin de chêne. Ecoute-moi bien ; Aller demander, ce soir, l'hospitalité au père prieur. Ecoute¬moi bien ; et puis lui ficher une raclée tant qu'il en pourra supporter, jusqu'à ce qu'il crache les cent écus.
C'est bon, ma mère. »
V
Jean de la Vache s'habille en dame, cache sous sa robe une longue trique. Ensuite, balin-balant, au soleil couchant, il se présente à la porte de l'abbaye des frères mineurs.
Le père abbé se promenait, comme il en avait coutume, en lisant son bréviaire :
" Bien le bonsoir, père ! lui dit Jean de la Vaco. Je suis une pauvre dame qui vais en pélerinage au grand Saint-Jacques de Galice, et je suis lasse, je suis lasse, voyez-vous, à n'en pouvoir plus ! Si vous pouviez, au nom de Dieu, me donner l'hospitalité, vous feriez, je vous assure, une charité méritoire.
- Oh ! volontiers, madame, lui répond le prieur. Entrez, entrez, vous dis-je ; nous sommes ici pour donner asile aux braves gens qui sont la peine !
Et voilà Jean de la Vache enfermé dans le couvent. Tout va bien !
Quand les moines eurent soupé et que fut dit l'office, tout le monde alla se coucher. Et ma foi, dans la nuit, quand les frères dormaient, Jean de la Vache se lève doucement, entre dans la chambre du révérend père abbé et, lui tombant dessus, lui met le bâillon, sort sa trique de chêne et - nous y voici ! - zou, sur les côtes !
« Donne-moi mes cent écus, disait-il en frappant, je suis Jean de la Vache ! Mes cent écus, mes cent écus, gros capucin de Dieu ! ou je te romps la caboche... »
Le père - vous pensez -, réveillé par cette raclée, lui fait signe, au clair de la lune, d'aller ouvrir un tiroir. Jean de la Vache attrape ses sous ; puis, la trique en l'air, il se fait reconduire à la porte du couvent et décampe.
VI
« Eh ! bien, l'ancienne, crie-t-il à sa mère quand il est de retour, il les a crachés, les cent écus ! Quelle rossée, mon pauvre ami ! On peut l'envelopper d'une peau de mouton ! Je lui ai flanqué une raclée que, s'il n'en est pas content, il ne sera pas raisonnable !... Cela lui apprendra, ma belle, à se moquer du pauvre monde.
- Mon fils, ce n'est pas tout, dit alors la mère (qui était une vieille coquine). Cette nuit, il t'y faut retourner. Habille-toi en charlatan de place publique. Ecoute-moi bien : porte encore le gourdin sous ton manteau ; tu leur offriras, aux moines, écoute-moi bien, de l'onguent pour guérir les plaies ; ils te feront entrer ; et quand tu seras seul dans la chambre du prieur, rosse-le de nouveau, jusqu'à ce qu'il t'ait rendu la vache.
- Ma mère, c'est bon », répond Jeannet.
VII
Jean de la Vache, sans perdre de temps, s'habille en charlatan ; et, au jour tombant, va passer devant la porte des frères mineurs :
« Qui veut de l'onguent, du bon onguent pour souder les plaies ? De l'onguent, de l'onguent ! »
Le portier du couvent ouvre vite la porte, et vient à lui discrètement :
«Que vendez-vous, brave homme ?
- Frère, je suis marchand d'onguent : je vends du baume pour charmer les mauvais maux. J'ai de la pommade pour les cors aux pieds ; j'ai de l'huile rouge pour les coupures, de la graisse de marmotte contre les douleurs, et surtout de l'onguent pour guérir les meurtrissures : un baume souverain, oh ! quel baume ! la main de Dieu
- Tiens, dit le portier, loué soit Dieu ! cela tombe bien : nous avons notre père abbé qui, en se dépêchant pour venir à l'office, a roulé dans les escaliers... Comme il est un peu lourd, il s'est tout abîmé. Nous ne savons comment il a fait, son corps n'est qu'une plaie... Si vous pouviez le soulager - il est là-haut qui ne fait que crier -, vous feriez là une belle cure !
- Si je puis le soulager, dites-vous ? une simple chute ?... Je vous en réponds, frère ! Menez-moi à lui tout de suite. »
On mène Jean de la Vache à la chambre du prieur.
« Seulement je vous fais observer, dit-il aux moines qui le menaient, que mon onguent est un peu cuisant... Si, par hasard, quand j'aurai oint le père, vous l'entendiez hurler, restez tranquilles, cela prouvera que le baume fait effet. »
VIII
Et cela dit, Jean s'enferme dans la chambre du malade :
« Et bien, père, lui dit-il, nous donc sommes un peu souffrant.
- Ah ! mon fils, je suis abîmé ! En me hâtant ce matin, pour aller chanter matines, n'ai-je point dégringolé dans l'escalier ?
- Bon ! vous pouviez vous tuer... Allons, enlevez un peu votre vêtement, dit Jean de la Vache, montrez-moi ces meurtrissures et je vous les enduirai d'onguent. »
Le pauvre prieur, hélas ! quitte donc sa robe, et tourne le dos vers Jean de la Vache.
Celui-ci saisit de nouveau son long gourdin et lui allonge une volée, mes amis, comme s'il avait frappé sur un âne gris.
« Rendez-moi ma vache, monstre ! ou sinon je vous fais passer le goût du pain : je suis Jean de la Vache !
- Aïe, de ma peau ! aïe, de mon échine ! Frères, au secours ! criait le père abbé, on m'écorche, on m'assomme !
- Allons, bon, disaient les moines là-bas dans le cloître, il semble que le baume fait effet : demain, le révérend sera tout ragaillardi.
- Ma vache ! faisait Jean, gros capucin de Dieu, me la rends-tu ma belle vache ?
- Miséricorde ! Je te la rendrai : laisse-moi, au nom de Dieu, dit le pauvre abbé. Je te la rendrai, je te la rendrai ! »
Jean de la Vache frappe moins fort ; le révérend père prieur ouvre la petite porte et crie aux moines :
« Rendez-lui, rendez-lui sa vache, frères, et laissez-le partir, car cet homme est un démon et nous détruirait tous. »
IX
Jean de la Vache reprend donc sa vache ; et à l'étable la ramène :
« Mère, voici la vache !
- Très bien, dit la vieille. Va, tu es un bon petit gars, mais, seulement, ce n'est pas tout... Maintenant sais-tu ce qu'il y a ? Il te faut faire au plus tôt une femme de paille, la pendre à la poutre du plafond, là-bas, au fond de la cuisine ; et puis, un peu plus tard, je te dirai ce qu'il te reste à faire.
- C'est bon, ma mère ! Le mannequin sera bientôt fabriqué."
X
A l'abbaye des frères mineurs, cependant, on élaborait des plans.
« C'est égal, disait le prieur, cela se peut dire de l' « onguent-que-tu-mérites » !, mais c'est pourtant abominable que ce Jean de la Vache nous fasse péter nos cent écus... Frères, voici ce que j'ai imaginé : il faut charger de légumes les deux mulets du couvent et les lui envoyer porter par notre jardinier en lui disant :
- Jean de la Vache, voici ce que vous envoie le père abbé des frères mineurs. Le passé est le passé ; rendez-lui ses cent écus et recevez de sa part, en signe d'amitié, cette charge de légumes. »
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Le jardinier charge les mulets et part avec son petit garçon pour chercher Jean de la Vache.
Ils arrivent à son mas à la tombée de la nuit.
XI
« Bonsoir, bel homme, dit le jardinier, n'est-ce pas vous qui êtes Jean de la Vache ?
- Si, si, répondit Jean. Qu'y a-t-il pour votre service ?
- Il y a que le père abbé du couvent des frères mineurs m'a dit de vous apporter cette charge de légumes.
- Ah ! brave homme, dit Jean, tant mieux ! Déchargez, enfermez vos mulets à l'écurie et puis vous viendrez souper avec moi. »
Dès qu'ils ont déchargé et établé les mulets, le jardinier avec son petit entrent à la cuisine et s'assoient pour souper.
Tout d'un coup, le petit dit à son père :
« Voyez, voyez, mon père ! Il y a une femme pendue à la poutre !
- C'est vrai, crie le père. Grande Sainte Vierge ! mais qu'est-ce cela, Jean de la Vache ?
- Ho, répond Jean, ne faites pas attention : c'est ma bohémienne de mère que j'ai pendue ce matin ; toujours elle pissait au lit... A la fin, c'est assommant. »
Le pauvre jardinier termine de souper avec la frousse. Du diable s'il songeait à parler des cent écus !
« Un mauvait sujet pareil, pensait-il à part lui, qui a pendu sa mère pour avoir pissé au lit, est capable de tout ! Où sommes-nous tombés, Seigneur !"
XII
Après souper, Jean de la Vache les mène au lit et, quand il est parti, le jardinier dit à son enfant :
« Ah ! pauvre petit gueux ! Aie grand soin au moins cette nuit de ne pas pisser au lit ! Puisque le Jean a pendu sa mère pour cela, que ne ferait-il pas de nous ?
- Mon père, soyez tranquille : certes, je me retiendrai. »
Et, ayant dit leurs prières, ils se couchent et s'endorment.
Mais le coquin de Jean qui les guettait, pas plus tôt les entend-il ronfler qu'il ouvre la porte très doucement, leur verse dans le lit une cruche d'eau tiède, et, ni vu... ni connu !...
Quand notre jardinier, le pauvre ! se réveille et se sent mouillé :
« Ah ! sacré petit bâtard, fait-il à son garçon, nous sommes perdus ! Je te l'avais bien recommandé, pourtant ! galopin ; et tu as encore pissé au lit !... Nous sommes perdus, nous sommes perdus !... Notre seul salut est de sauter par la fenêtre. »
XIII
Heureusement que la fenêtre n'était pas haute.
Les deux pauvres malheureux, tout épouvantés, s'en coururent au couvent, abandonnant les mulets et la charge de légumes.
C'est ainsi que Jean de la Vache, dit-on, eut sa vache, avec cent beaux écus et, en plus, deux jolis mulets.
(Alm. Prov. 1880)